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La bibliothèque de Clairvaux de 1115 à 2015 : développement et usages

Le développement de la bibliothèque de Clairvaux accompagne et illustre celui de l’abbaye. Partie d’une dizaine de textes en 1115, qui n’ont pas survécu, les efforts de Bernard de Clairvaux et de ses successeurs en font une collection considérable dès la fin du XIIe siècle, riche de plus de 350 volumes. La bibliothèque poursuit au cours des XIIIe et XIVe siècle un développement rapide en raison de son implication dans le monde universitaire. À la fin du Moyen Âge, la bibliothèque cesse de s’enrichir mais elle semble épargnée par les dispersions et destructions qui ont frappé tant d’autres établissements. Cependant, dès la fin du XVe siècle, les accroissements reprennent, de manuscrits d’abord, puis d’imprimés. Le mouvement s’essouffle au cours du XVIe siècle, sans que la bibliothèque ait eu à souffrir des guerres de religion. Après une période de relative atonie aux XVIIe et XVIIIe siècle, Clairvaux rachète une bibliothèque de plus de 30 000 volumes, moderne, encyclopédique, juste avant la Révolution qui amène la confiscation de la collection. Épargnée par les dispersions et destructions ayant affecté d’autres collections à cette époque, la bibliothèque de Clairvaux subsiste dans les collections de la Bibliothèque municipale de Troyes, devenue récemment Médiathèque du Grand Troyes. Dans les dernières décennies, elle a suscité un intérêt croissant des chercheurs et un travail de valorisation auprès du public qui culmine dans le classement de la bibliothèque médiévale de Clairvaux au registre Mémoire du Monde de l’Unesco en 2009.

Plutôt que de faire l’historique des différentes périodes évoquées ainsi brièvement, il est préférable d’envisager le développement de la collection de manière thématique ; une première approche porte sur l’évolution de la volumétrie de la collection puis sur les enrichissements et leur nature. L’histoire de la bibliothèque revêt également une dimension monumentale et institutionnelle. Enfin, il restera à s’interroger sur la postérité de cette bibliothèque et sa place dans l’histoire culturelle et intellectuelle.

Dans le cadre de la présente étude, le sort de la bibliothèque après la Révolution est considéré comme partie intégrante de son histoire. On se prive en effet d’un élément important pour la compréhension de l’histoire d’une bibliothèque en ne prenant pas en compte la manière dont elle continue à être enrichie, conservée et étudiée pendant la période contemporaine.

Cette étude trouve un complément indispensable dans le panorama des collections de la bibliothèque de Clairvaux, exposant la variété et la richesse de celles-ci, tant sur le plan des textes, que de l’ornementation des manuscrits.

Moyen Âge

En 1115, Clairvaux semble n’avoir bénéficié que d’une modeste dotation en livres : la Règle de saint Benoît et les manuscrits liturgiques indispensables à la célébration de la messe et de la prière des heures, moins d’une dizaine de manuscrits au total, qui n’ont laissé aucune trace. À la fin du XIIe siècle, la bibliothèque ne compte pas moins de 350 volumes, ce qui la classe, en peu de temps, parmi les plus grandes bibliothèques de l’Occident : Cluny, la plus riche, compte 570 volumes et de vieilles bibliothèques bénédictines comme Corbie et Saint-Amand, entre 350 et 400 volumes. Au sein de l’ordre cistercien, Cîteaux et Pontigny, qui comptent respectivement 200 et 270 volumes, sont loin derrière.
L’accroissement de la collection se poursuit à un rythme rapide. Le seuil des 1000 volumes est probablement atteint dans la première moitié du XIVe siècle. L’inventaire de 1472 recense 1745 volumes, dont 383 manuscrits liturgiques. Ce nombre est probablement sous-évalué, certains manuscrits n’ayant pas été inventoriés. Seules des bibliothèques exceptionnellement riches, comme celle du collège de Sorbonne, la dépassent. À cette même date, Cîteaux compte 1 200 volumes1.

Époque moderne

Passé 1472, les collections s’enrichissent plus rapidement encore, de manuscrits et d’imprimés. En 1520, la bibliothèque doit compter près de 3 600 volumes, imprimés et manuscrits, un chiffre en partie hypothétique2.
Lors des confiscations révolutionnaires, 31 252 volumes imprimés sont recensés et catalogués. Ceux-ci correspondent, pour 20 000 à 23 000 volumes, à la bibliothèque des Bouhier, la très riche bibliothèque constituée par une famille de collectionneurs dijonnais et acquise en 1783 par Clairvaux pour une somme de 135 000 francs ; pour 7 000 à 10 000 volumes, à l’ancienne bibliothèque abbatiale, telle qu’elle avait été développée jusqu’en 1782. Une étude statistique menée sur l’inventaire révolutionnaire révèle que 50% des imprimés de la bibliothèque abbatiale ont été publiés avant 1600, 45% entre 1600 et 1700 et à peine 5% au XVIIIe siècle. Ce chiffre suggère que les enrichissements ralentissent et ne portent pas sur des ouvrages modernes.
Les chiffres donnés par les envoyés de la Révolution pour les manuscrits sont moins fiables. Ils estiment à 1500 volumes les manuscrits de la bibliothèque abbatiale. Si nous admettons ce chiffre, cela signifie que les collections de manuscrits se sont appauvries au cours de la période moderne, ce qui n’a rien d’invraisemblable, certaines disparitions étant avérées au cours de cette période. Quant au nombre de manuscrits des Bouhier, s’il n’est malheureusement pas mentionné, il doit être compris entre 500 et 1000 volumes.

Époque contemporaine

La Révolution a été clémente pour les manuscrits de Clairvaux : la bibliothèque municipale de Troyes, à qui furent confiées en 1795 les collections confisquées, conserve en 1845 1250 volumes. La Bibliothèque nationale et la Bibliothèque de l’École de Médecine de Montpellier, bénéficiaires de prélèvements opérés en 1804, conservent respectivement 16 et 72 volumes. Enfin, huit volumes vraisemblablement volés par Libri à Troyes et à Montpellier sont conservés à la bibliothèque Laurentienne à Florence. D’autres bibliothèques européennes conservent une trentaine de manuscrits identifiés à ce jour, qui pour l’essentiel avaient quitté Clairvaux avant la Révolution3.
Le sort des imprimés de Clairvaux est moins enviable. À ce jour environ 350 volumes ont été identifiés. Si de nombreux volumes provenant de Clairvaux restent à identifier dans les rayonnages des bibliothèques de Troyes, de la Bibliothèque de l’École de Médecine de Montpellier et de la Bibliothèque nationale, il est certain que bon nombre d’entre eux ont été victimes des ventes de livres en double, abîmés ou dépareillés réalisées en 1806, 1809 et 1824 par la bibliothèque de Troyes4.

XIIe siècle : les moines copistes

Clairvaux a dû bénéficier à sa fondation d’une dotation de manuscrits comportant la Règle et les livres liturgiques1. Aucune trace ne subsiste de ce petit ensemble de livres, qui a pu servir à doter telle ou telle fille de Clairvaux2.

Au cours du XIIe siècle, la bibliothèque se constitue principalement par la copie de manuscrits. Cela suppose des dépenses considérables pour se procurer parchemin, cuir, encre et pigments, mais aussi des moines spécialisés : copistes, enlumineurs, relieurs. Les manuscrits copiés à Clairvaux à cette époque qui ont été conservés ont généralement comme support un parchemin de bonne qualité. Les copistes recourent à une écriture livresque, très lisible mais nécessitant plus de temps qu’une écriture cursive.

Outre ces aspects matériels, la constitution d’une bibliothèque nécessitait de disposer de modèles. Le rapide développement de la bibliothèque au XIIe siècle tient aussi à l’importance du réseau de prêteurs qu’elle a constitué. Des liens ont pu être mis en évidence avec des bibliothèques relativement proches, celles de la cathédrale de Troyes[p1] , de la bibliothèque des comtes de Champagne, ou plus lointaines, comme celles de Saint-Victor, de Saint-Denis et de Cluny. Des relations étroites existent avec les autres abbayes cisterciennes et notamment Pontigny. S’y ajoutent des liens personnels avec certains auteurs, comme Pierre Lombard[p2] .

La correspondance de Nicolas de Clairvaux nous donne un aperçu sur cette circulation de documents. Dans une lettre particulièrement intéressante, l’abbé de Cluny [p3] Pierre le Vénérable sollicite la restitution d’un manuscrit du Contra Julianum de saint Augustin qui a permis de corriger l’exemplaire correspondant conservé à Clairvaux. Un des manuscrits conservés témoigne du travail de collation effectivement mené.

L’histoire de textes amène un autre éclairage sur cette question. Parmi les plus remarquables productions de Clairvaux dans la première moitié du XIIe siècle figure un recueil des Opuscula de saint Augustin en 7 volumes3 copiés dans l’ordre où Augustin lui-même les cite dans ses Retractationes. Une notice tirée des Retractationes introduit chaque texte. Des témoins antérieurs de cette même édition figuraient dans les collections de Pontigny et des Prémontrés de Saint-Marien d’Auxerre. Leur modèle commun demeure à ce jour non identifié.

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À Clairvaux, les dons représentent environ 10% des enrichissements de la bibliothèque à cette période. Bernard de Clairvaux a notamment reçu du comte de Champagne Thibaud une Bible en deux volumes (MGT, ms 458, t.1-2) richement enluminée. Non moins précieux sont les manuscrits amenés par le prince Henri, fils du roi Louis VI le Gros, qui prit l’habit à Clairvaux où il demeura entre 1145 et 1150 avant de devenir évêque de Beauvais4.

 

 

XIIIe-XIVe siècles : les ateliers parisiens

Aux XIIIe et XIVe siècles, la part de manuscrits copiés à Clairvaux devient marginale. Ils correspondent à des manuscrits liturgiques, à des commandes de l’abbé et aux travaux personnels de quelques moines5.

La plupart des enrichissements proviennent d’ateliers de copistes laïcs parisiens, liés à l’université. Ils arrivent à Clairvaux, soit par achat direct pour le compte de l’abbaye6, soit par des achats faits par des moines qui entrent ensuite dans les collections de l’abbaye, soit enfin par des dons.

L’importance de ces enrichissements tient à la création par Clairvaux, en 1245-1246, d’un collège à Paris destiné à accueillir des moines de l’ensemble de l’ordre cistercien venus suivre l’enseignement universitaire. Le Collège Saint-Bernard, qui correspond à l’actuel Collège des Bernardins, disposait d’une bibliothèque modeste – une vingtaine de volumes au XIIIe siècle, dont certains étaient sortis des collections de l’abbaye de Clairvaux. En 1320 le collège fut racheté par l’ordre cistercien et les manuscrits transférés à Clairvaux.

Au-delà de ces quelques volumes, l’abbaye de Clairvaux s’est enrichie de manuscrits acquis par ses moines pendant leur séjour à Paris. Ces manuscrits étaient achetés auprès de libraires ou d’autres étudiants, ou copiés par les moines eux-mêmes. Le collège fit également office d’intermédiaire auprès des libraires parisiens pour l’achat par Clairvaux de certains manuscrits. Le coût de ces manuscrits universitaires est de plusieurs livres par volume, selon la taille de l’ouvrage et la richesse de l’enluminure.

Clairvaux a également bénéficié de nombreux dons, parfois très importants. Cinq donations de collections de bibles glosées ont été mises en évidence par Jean-François Genest7, représentant une cinquantaine de volumes copiés dans la première moitié du XIIIe siècle.

 

 

XVe-XVIIIe : des humanistes à la bibliothèque des Bouhier

Les conditions d’enrichissement des bibliothèques à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle sont délicates à déterminer. Notons que Clairvaux n’a pas fait venir d’imprimerie, contrairement à l’abbaye de Cîteaux. Les manuscrits et imprimés subsistant attestent la part prise par certains individus dans l’enrichissement de la bibliothèque : l’abbé Pierre de Virey et le prieur et bibliothécaire Jean de Voivre à la fin du XVe siècle, le bibliothécaire Mathurin de Cangey après 1500. Ces moines copient, acquièrent, échangent des textes pour leur collection personnelle, qui après leur mort vient enrichir la bibliothèque commune. On doit notamment à Jean de Voivre un florilège épistolaire qui s’achève par un texte intitulé « Ex epistolis duorum amantium », correspondance amoureuse attribuée par certains auteurs à Abélard et Héloïse8. Ce manuscrit d’usage personnel, écrit sur papier et couvert d’une reliure en parchemin très simple, est d’un coût négligeable comparé aux manuscrits universitaires.
Thomas de Cantimpré, Bonum universale de Apibus. Ouvrage commandé par l’abbé Pierre de Virey.

MGT, ms 560, f. 1.
L’entrée des premiers imprimés à Clairvaux est favorisée par les liens qu’entretiennent Jean de Voivre et Mathurin de Cangey avec le milieu humaniste, et notamment avec le grand libraire et imprimeur parisien Josse Bade. Clairvaux bénéficie en outre, en 1512, du don par le libraire Antoine Vérard d’une partie de son fonds, à l’occasion de l’entrée de son fils Claude Vérard à Clairvaux9.

Les conditions d’acquisitions de livres après les premières décennies du XVIe siècle restent à étudier. Cependant, les ex-libris des imprimés subsistant suggèrent un rôle majeur des individus dans le développement des collections. De manière tout à fait ponctuelle, entre 1744 et 1748, Dom Claude Guyton, bibliothécaire de Clairvaux, enrichit la collection de l’abbaye en rassemblant une vingtaine de manuscrits de valeur de monastères cisterciens où ils étaient mal conservés10.

L’acquisition de la bibliothèque des Bouhier en 1782 constitue un mystère. Les conditions de cette acquisition sont bien connues : la bibliothèque de la famille Bouhier, réputée riche de 35 000 volumes manuscrits, fierté du monde littéraire de Dijon, est mis en vente en 1781 par son héritier, le comte d’Avaux, pour 300 000 livres. L’abbé de Clairvaux est seul à faire une offre, de seulement 135 000 livres11. La somme est payée grâce aux prêts d’abbayes cisterciennes. En revanche, les motifs de cette acquisition sont inconnus. Peut-être faut-il y voir une volonté de l’abbé de Clairvaux de remédier à la médiocrité de la bibliothèque à cette époque, indigne de son statut de chef d’ordre.

 

 

 

De la Révolution à nos jours : reconstituer la bibliothèque de Clairvaux

Passée la Révolution française, le fonds de la bibliothèque de Clairvaux peut être considéré comme clos ; cependant, dès le XIXe siècle, la bibliothèque de Troyes s’est attachée à rassembler des éléments de ce fonds passés en mains privées. Le Supplément au catalogue des manuscrits des bibliothèques de province recense en 1904 une dizaine de volumes issus de la bibliothèque de Clairvaux acquis depuis 185512. Les dons, legs et acquisitions de bibliothèques au cours des XIXe et XXe siècles ont aussi permis de recouvrer des ouvrages distraits de la collection  de Clairvaux à une date inconnue13.

Plus récemment, quatre miniatures découpées, sans doute au XIXe siècle, dans une Histoire scolastique du XIVe siècle (ms 59) ont été achetées en 1999 et une opération de restauration menée en 2002 par la BnF a permis de les réintégrer à leur place d’origine14.

La mise en place de la présente Bibliothèque Virtuelle de Clairvaux constitue une forme virtuelle d’enrichissement, ou plutôt de reconstitution de la collection originale. Elle a également vocation à devenir un espace d’écriture et de création, susceptible d’insuffler une nouvelle vie à cette bibliothèque.

 

 

Dotations, dons, ventes et vols

Certains livres ont été donnés à d’autres abbayes, notamment pour la dotation initiale des monastères fondés par Clairvaux. Du temps de saint Bernard, cela a dû concerner plusieurs dizaines de manuscrits copiés à Clairvaux. L’abbaye de Clairvaux, qui bénéficie de nombreux dons, est aussi amenée elle-même à faire des cadeaux diplomatiques ou d’amitié. De toutes ces opérations, il ne reste que peu de traces. Au XVe siècle, Pierre de Virey fit copier le Speculum elevationis et exaltationis ordinis Cisterciensis de Mathieu Pillaerd à l’intention de Jean Crabbe1. En l’occurrence, le manuscrit donné n’a pas été véritablement sorti de la bibliothèque. Trois exemplaires du commentaire de la règle bénédictine par Jean de Torquemada ont également été identifiés comme des copies réalisées à la demande de Pierre de Virey par le scriptorium de Clairvaux pour être offertes2.

Il ne faut pas envoyer un nouvel abbé dans un nouveau lieu sans au moins douze moines et sans ces livres : psautier, hymnaire, collectaire, antiphonaire, graduel, règle, missel ; ni avant qu’aient été construits ces bâtiments : église, réfectoire, dortoir, bâtiment des hôtes et porterie … 3

La vente de manuscrits doit être tout à fait exceptionnelle, du moins au cours du Moyen-Âge. Le seul cas connu est la régularisation d’un prêt non restitué : Lambert d’Uppenbrouck, moine de Clairvaux, est nommé abbé des Dunes. En quittant Clairvaux il emporte une collection de 6 volumes des œuvres de saint Thomas d’Aquin. Plutôt que de les restituer, il le rachète moyennant 100 florins dont la quittance, datée de 1337, nous est conservée.
Certains ouvrages ont probablement été volés, notamment au cours de la période moderne. De nombreux témoignages attestent que les lecteurs, qu’ils soient religieux ou laïcs, étaient admis à consulter les collections anciennes ; il est vrai que les manuscrits et les imprimés précieux, au moins, étaient enchaînés. Cela n’a pas empêché la disparition du manuscrit du Contra dogmata Petri Abelardi actuellement conservé à Budapest4. Celui-ci était passé par les mains de l’historien français André Duchesne, qui l’avait lui-même reçu, en 1609, du chanoine troyen Nicolas Camuzat. Ce dernier fréquentait la bibliothèque de l’abbaye, dont il a recensé une dizaine de titres présentant un intérêt pour les érudits.

Au XIXe siècle, la collection de Clairvaux, conservée à Montpellier ou plus vraisemblablement à Troyes, a été victime de vols de la part du bibliophile Guillaume Libri. Une partie de ces ouvrages se trouvent actuellement à la Biblioteca Medicea de Florence, dans le fonds Ashburnham-Libri. Peu après, c’est le conservateur de la Bibliothèque municipale de Troyes, Auguste Harmand, qui perpètre des vols portant sur les collections dont il a la charge. Il procédait notamment en dépeçant des recueils factices ; certains imprimés de Clairvaux ont disparu ainsi. On a également retrouvé dans ses papiers un feuillet découpé provenant d’un manuscrit de Clairvaux du XIIe siècle.;

Les vols de Libri nous renvoient à une pratique analogue, les mutilations qui privent de leurs enluminures les plus beaux manuscrits. Parmi les victimes de ces pratiques, on peut citer en particulier le MGT, ms. 392, un exemplaire du Liber qui dicitur Angelus de Garnier de Rochefort enluminé à Paris au début du XIIIe siècle. Cet ouvrage se présentant comme un dictionnaire de termes bibliques possédait à l’origine une enluminure historiée pour chaque lettre de l’alphabet, soit 23 lettrines. Seules les dernières, V, X, Y, Z ont subsisté ainsi que le I et le O, qui semblent avoir échappé à l’attention du voleur.
Si dans ce dernier cas la mutilation remonte sans doute au XIXe siècle, dès le XIIIe siècle des ex-libris sont apposés sur les manuscrits de Clairvaux menaçant d’anathème quiconque volera ou mutilera l’ouvrage correspondant – il y a là une forme d’antivol médiéval, venant en complément des chaînes et des portes fermant à clé protégeant très tôt les livres. ;

 

 

Prêts

Il apparait que tout au long de l’histoire de la bibliothèque les manuscrits, puis les imprimés, ont fait l’objet de prêts, non seulement aux moines de l’abbaye mais aussi à d’autres monastères et, à l’époque moderne, à des savants.
Celui-ci est attesté à Clairvaux dès le XIIe siècle, dans le cadre de la circulation de modèles en vue de la copie de manuscrits. Philippe, prieur de Clairvaux, illustre cette pratique dans une lettre à l’abbé de Liessies, vieille abbaye bénédictine. Il lui indique qu’il ne peut lui envoyer pour être copiés certains opuscules de saint Augustin que Clairvaux possède car ils sont intégrés dans des recueils de grand format dont ils ne peuvent être séparés. En revanche, il propose à l’abbé de Liessies d’envoyer un de ses moines copier sur place, à Clairvaux, les ouvrages en question.
Le catalogue établi en 1472 mentionne 15 volumes prêtés à d’autres communautés : Bar, Moreins, Morval, Reims et Val-des-Vignes5. Cela représente un peu moins d’1% de la collection.

Autour de 1500, certains moines de Clairvaux sont en rapport avec des imprimeurs parisiens pour faire publier des textes. Cela implique le prêt du manuscrit sur lequel l’imprimeur doit travailler que celui-ci ne restitue pas systématiquement. En 1517, Josse Bade publie un texte du XIIe siècle, l’Archithrenius, à partir d’un manuscrit de Clairvaux, apparemment annoté par Jean de Voivre, qui subsiste6.

Précisément à la même époque, en 1500, Clairvaux prête à Servais, moine du Jardinet, un antiphonaire destiné à servir de modèle pour huit copies commandées auprès de ce scribe de talent. L’antiphonaire n’a jamais été rendu et les copies ne subsistent pas7.
Les XVIIe et XVIIIe siècles fournissent de nombreux exemples de manuscrits prêtés qui n’ont pas été restitués. Le suivi de ces prêts semble avoir été fait de manière partielle. Quand dans les années 1740 le bibliothécaire Claude Guyton entreprend de récupérer les manuscrits et imprimés prêtés à d’autres institutions, il n’a pas toujours en main les documents attestant du prêt. Dans de tels cas, c’est la présence de l’ex-libris de Clairvaux qui lui permet de prouver l’origine du manuscrit.
Comme en écho aux recherches de Dom Guyton, le Catalogue des incunables en Champagne-Ardenne relève quelques incunables provenant de Clairvaux dans les bibliothèques municipales de Reims et de Langres ; ceux-ci correspondent manifestement à des prêts non restitués au moment des confiscations révolutionnaires8.

 

 

Obsolescence

Au sein d’une bibliothèque médiévale, les manuscrits deviennent parfois obsolètes. Le cas le plus fréquent est celui de manuscrits liturgiques qui ne sont plus utilisés suite à une transformation de la liturgie et à la copie de nouveaux manuscrits. Cela concerne aussi les œuvres conservées en plusieurs exemplaires, notamment les manuscrits de droit à partir du XIIIe siècle. Enfin, les manuscrits en trop mauvais état doivent être remplacés.
De tels manuscrits sont recyclés : le parchemin est notamment utilisé pour la reliure d’autres manuscrits et de registres d’archives9, soit sous forme de feuillets de garde, soit pour recouvrir les ais de bois.
Une analyse systématique de ces reliures a permis d’identifier non seulement des manuscrits liturgiques et juridiques, mais aussi un manuscrit des œuvres de saint Bernard. Tous ces volumes appartenaient à la bibliothèque médiévale de Clairvaux, certains sont même signalés dans les catalogues.

 

 

Autour des confiscations révolutionnaires

En 1790, l’Assemblée nationale vote la nationalisation des biens du clergé. Ceux-ci doivent être vendus pour résoudre le déficit de la France. Il est rapidement décidé que les livres, objets d’art et collections scientifiques seront conservés pour l’instruction de la nation. Ce sont les départements, nouvellement constitués, qui procèdent aux confiscations et qui gèrent les biens nationalisés.

A Clairvaux, les confiscations semblent s’être déroulées au mieux pour la conservation de la bibliothèque. Les deux commissaires révolutionnaires témoignent que, suite à l’acquisition de la bibliothèque des Bouhier, l’abbé de Clairvaux avait mis les livres sous clé le temps qu’ils soient triés. Ils ont procédé à ce tri, puis à un inventaire complet des collections avant de suivre leur transport à Troyes. La majorité des livres a donc été préservée lors de ces opérations.

Cependant, plusieurs indices permettent de soupçonner des pertes. Il n’est question dans aucun document des livres présents dans les chambres des 24 moines que comptait alors Clairvaux, ni dans les appartements de l’abbé, Dom Rocourt. Celui-ci a vraisemblablement emporté avec lui, en quittant l’abbaye, plusieurs livres et documents d’archive importants. Sur son portrait, réalisé vers 1783, il se fait représenter avec deux beaux in-folio d’œuvres de saint Thomas d’Aquin et de saint Bernard qu’il a probablement conservés.

Un rapport de février 1790 révèle la présence de 70 manuscrits liturgiques dans la sacristie de l’église abbatiale. Or, il n’est jamais question de ce local dans le rapport des commissaires bibliographes. Leur disparition expliquerait le très faible nombre de manuscrits liturgiques retrouvé ; elle expliquerait aussi la présence à la bibliothèque municipale de Bar-sur-Aube d’un superbe graduel-antiphonaire du milieu du XVIIIe siècle10 qui figurait probablement parmi ces livres de la sacristie.

En 1804, la bibliothèque municipale de Troyes reçoit la visite de deux commissaires désignés par le Conseil de conservation des objets de sciences et d’arts. Ceux-ci avaient pour mission de transporter à Paris les pièces jugées les plus intéressantes des collections troyennes. Ils ont choisi environ 500 volumes, manuscrits et imprimés, provenant en majorité de Clairvaux, que ce soit des anciennes collections de l’abbaye ou de la bibliothèque des Bouhier. Si la plupart de ceux-ci se trouvent actuellement à la Bibliothèque de l’École de Médecine de Montpellier et à la Bibliothèque nationale de France, plusieurs semblent avoir été conservés par les commissaires.

 

 

Disparitions et dispersions inexpliquées

A côté des cas de sortie des collections documentés, on recense plusieurs disparitions mystérieuses et on retrouve des manuscrits provenant de Clairvaux dont l’itinéraire reste à éclaircir. Il suffira d’en donner la liste pour indiquer quelles directions devraient suivre de nouvelles recherches sur le sujet.
La disparition la plus frappante est celle d’échantillons des productions majeures de Clairvaux. Pour chacun des trois monuments copiés à Clairvaux au XIIe siècle que sont les Opuscules de saint Augustin en sept volumes, la Grande Bible en six volumes et le légendier en sept volumes, il manque un et un seul volume, disparu entre le XVIe et le XIXe siècle.

Dès le 2e quart du XVIIIe siècle, un manuscrit provenant de Clairvaux a été acquis par la Bibliothèque royale, désormais Bibliothèque nationale de France (Paris, BnF, lat. 983A). Copié en 1502 par Jean le Bègue, moine de Clairvaux, à la demande de l’abbé Pierre de Virey, on le retrouve au XVIIe siècle entre les mains d’un certain Antoine Guillaume d’Orbigny11. Son itinéraire entre ces différents jalons chronologiques est inconnu.
Entre 1757 et 1787, Antoine-René de Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy, rassembla une remarquable bibliothèque de plus de 50 000 imprimés et 2400 manuscrits. Il s’intéressait tout particulièrement à la littérature française médiévale. Il acquit neuf manuscrits provenant de Clairvaux, dont un volume comportant deux romans en français, Guilleville le pèlerin et le Rouman de la fleur de lis. Ce manuscrit, conforme aux goûts du marquis de Paulmy, est attesté à Clairvaux en 1730. Par ailleurs, trois de ces neuf manuscrits ont préalablement appartenu à Joseph-Louis, baron d’Heiss, bibliophile actif entre 1740 et 1781.
Chercher les voies de la dispersion des collections de Clairvaux peut permettre de retrouver des manuscrits qui n’ont pas encore été identifiés. En principe, un même travail pourrait être mené sur les imprimés, très peu évoqués dans cette étude. Mais les enjeux sont moindres et les ouvrages subsistant sont beaucoup plus difficiles à identifier que les manuscrits.

 

 

Moyen Âge

Dans les premiers temps de l’abbaye, la gestion de la bibliothèque, réduite à un très petit nombre de volumes, est simple. Les manuscrits sont conservés dans le cloître, dans une niche munie de tablettes appelée armaire (armarium). La circulation et la copie des manuscrits sont de la responsabilité du chantre.

L’augmentation du nombre de livres a conduit à créer un deuxième armaire et une petite salle dédiée à la conservation de la bibliothèque. Attestés à la fin du XVe siècle, ces aménagements pourraient remonter à la reconstruction de l’abbaye en 1135. Au XVe siècle, certains textes d’usage courant ou recommandé sont également disposés enchaînés sur des pupitres dans le cloître, près de la salle capitulaire. Ils constituent un espace de rangement et de lecture, contrairement à la petite bibliothèque et à l’armaire destinés au seul stockage.

Il n’existe aucun témoignage relatif à un scriptorium, entendu comme un espace dédié à la copie en commun des manuscrits. En revanche, au moins deux moines semblent avoir disposé d’un écritoire : Nicolas de Montiéramey, secrétaire de saint Bernard entre 1145/1146 et 1152, et le prince Henri, fils de Louis VI le Gros, entré à Clairvaux vers 1145 et élu évêque de Beauvais en 1149. Le scriptoriolum de Nicolas de Clairvaux lui sert également de petite bibliothèque. D’autres copistes de Clairvaux ont peut-être disposé de semblables aménagements.

Entre 1286 et 1291, l’abbé Jean II fait construire le petit cloître ou cloître des copistes. Quatorze « écritoires » sont attestés dans ce cloître dès le début du XVIe siècle. Ils remontent peut-être à la construction de cet ensemble qui comporte aussi un véritable studium monastique avec école de théologie et salle de soutenance des thèses.

L’accroissement des collections entraîne dès le XIIe siècle un début de gestion écrite de la bibliothèque. Un fragment de catalogue établi dans la seconde moitié du XIIe siècle, utilisé comme garde d’un manuscrit du XIIIe siècle, constitue le principal témoin de cette gestion. Il recense sommairement une centaine d’items, selon un ordre thématique, en réservant des espaces pour les enrichissements ; ceux-ci sont reportés, de même que les disparitions et deux prêts à l’abbaye de Mores.

Par ailleurs plusieurs manuscrits présentent un ex-libris de Clairvaux du XIIe siècle, peut-être contemporain du catalogue1. ;

Aucun catalogue ne subsiste entre le XIIe et le XVe siècle. Toutefois, un grand nombre de manuscrits ont reçu un ex-libris au cours du XIVe siècle, parfois accompagné d’un titre. Une telle pratique serait cohérente avec la rédaction d’un catalogue disparu par la suite.

 

 

1459-1521 : l’inventaire de 1472 et la nouvelle bibliothèque

Le XVe siècle ouvre pour la bibliothèque une longue période de classements et de catalogues successifs. Passée la fin de la Guerre de Cent ans, l’ordre cistercien fait preuve d’un intérêt renouvelé pour la gestion des abbayes et notamment des bibliothèques. Le chapitre de 1459 préconise de les inventorier. A Clairvaux, ces consignes pourraient avoir été anticipées. Un premier travail de cotation fut réalisé à une date indéterminée après 1410. Il n’a porté que sur une partie des ouvrages. Un travail plus poussé de cotation et d’inventaire fut mené peu avant 1472.

Pierre de Virey, l’abbé élu en 1471, réorienta les travaux qui aboutirent à une nouvelle cotation et à l’établissement du monument de bibliothéconomie médiévale qu’est l’inventaire, ou catalogue, de la bibliothèque de Clairvaux en 1472. Chaque volume fait l’objet d’une description physique et intellectuelle. Sont également relevés la cote du volume, les incipits et explicits repères et son emplacement. La totalité des livres sont recensés, à l’exception de ceux en langue française. ,

Le catalogue de 1472 révèle une bibliothèque d’une importance exceptionnelle qui s’accroit alors rapidement, tant en manuscrits qu’en incunables, et menace d’excéder les capacités des espaces où elle est conservée. Aussi Pierre de Virey entreprend-il en 1495 la construction d’une bibliothèque de grande taille. Ses efforts n’aboutissent qu’en 1503, alors qu’il n’est plus abbé. La nouvelle bibliothèque est un bâtiment sans commune mesure avec l’ancienne. Établie dans le cloître des copistes, au-dessus des écritoires, elle constitue un grand vaisseau de près de 50 mètres de long, à double travée, éclairé par de hautes baies vitrées. Les livres sont rangés à plat, enchaînés à des pupitres disposés de part et d’autre de l’allée centrale. Cette disposition reprend celle des bibliothèques universitaires françaises et italiennes ; au sein de l’ordre cistercien en revanche, elle fut novatrice et servit de modèle, notamment, à la bibliothèque de Cîteaux achevée en 1509 et à celle de Vauluisant, construite en 1525-1526. ,

Un catalogue de la grande bibliothèque est établi vers 1520. Il ne recense que 650 volumes, bien moins que le catalogue de 1472. En effet, une partie des volumes reste dispersée entre l’ancienne bibliothèque, la sacristie et les autres emplacements relevés dans ce catalogue. Une autre partie est désormais rangée dans la petite bibliothèque du dortoir. Celle-ci est attestée peu avant 1520 par un catalogue composé vers cette date et des cotes plus anciennes, mais qui toutes remontent au XVIe siècle2. Elle consiste en 900 volumes répartis entre 4 meubles occupant une partie des archives de l’abbaye, séparées du dortoir par une simple porte. Ce sont des volumes de format moyen ou petit et de médiocre valeur, destinés à être empruntés pour une lecture au sein de l’abbaye avec sans doute moins de formalités que les autres livres.

 

 

De 1520 à la Révolution

Passé 1520 il devient rapidement difficile de suivre l’évolution de la gestion de la bibliothèque. On observe3 toutefois une évidente différence de traitement entre les manuscrits et les imprimés. L’essentiel de ces derniers semble n’avoir reçu ni ex-libris, ni cote. Leurs modalités de conservation et de rangement à Clairvaux sont obscures et il est très difficile d’identifier ceux qui subsistent.

Il en va autrement des manuscrits. Les descriptions successives faites par des voyageurs de passage à Clairvaux nous révèlent que la grande bibliothèque a gardé jusqu’au milieu du XVIIIe siècle son apparence, sinon son organisation, de 1520. Au cours du XVIIe siècle, de nouvelles étiquettes sont rédigées. A la demande de Dom Luc d’Achery, bibliothécaire de Saint-Germain-des-Prés, un bibliothécaire compose un nouveau catalogue des manuscrits qui ne porte que sur 550 articles. Au XVIIIe siècle, à son tour, Dom Jean Delannes rédige un catalogue, malheureusement perdu, qu’il envoie à Dom Bernard de Montfaucon pour la publication de la Bibliotheca bibliothecarum. Le même Dom Delannes annote de nombreux manuscrits avec l’identification de leurs auteurs et leurs dates d’activité. Enfin, Dom Guyton, bibliothécaire et archiviste de l’abbaye qui cherche à rassembler les éléments épars de la bibliothèque de Clairvaux, s’appuie sur un catalogue ou un registre de prêt qui n’a lui non plus pas été retrouvé. ,

Les grands travaux qui ont transformé au XVIIIe siècle le Clairvaux médiéval en un monastère des Lumières ont aussi touché les bibliothèques. Le grand cloître est démoli vers 1760 et le petit cloître l’est sans doute en même temps. Une nouvelle bibliothèque est construite dans le grand cloître, probablement à l’étage. Selon les archives financières de l’abbaye, il s’agirait d’un espace de 42 mètres de long sur 13 mètres de large. Il est équipé de rayonnages le long des murs et de tables, conformément à un usage qui s’est imposé dès le XVIIe siècle. Les livres doivent donc être rangés à la verticale, ce qui n’était pas le cas jusqu’alors, en tout cas pour les manuscrits et une partie des imprimés, et ce qui détermine un immense travail d’adaptation des reliures. Une partie des manuscrits et imprimés subsistants ont été munis d’une demi-reliure en carton et basane. Les autres ont simplement été dépouillés de leurs chaînes, fermoirs, boulons et autres ferrures. L’opération semble avoir été menée selon des principes d’économie, il est donc probable que seules les reliures trop abîmées pour supporter la transformation ont été remplacées4. Il en résulte que nombre de reliures médiévales ont été conservées. , ,

Le transfert des ouvrages dans la nouvelle bibliothèque a manifestement été perturbé par l’acquisition de la bibliothèque des Bouhier en 1782. Celle-ci dépassait en effet de beaucoup la capacité du nouveau bâtiment. En 1790, les commissaires révolutionnaires trouvent celui-ci entièrement occupé par la majeure partie de la collection Bouhier. Le surplus de cette collection, ainsi que l’ancienne collection de Clairvaux y compris les manuscrits, sont conservés dans le bâtiment des fours et des moulins, dans un espace apparemment équipé de rayonnages, mais nettement surchargé.

 

 

De la Révolution à nos jours

Entre 1790 et 1795, les commissaires révolutionnaires se sont attachés à distinguer la collection des Bouhier de la collection abbatiale et à inventorier l’ensemble des ouvrages, imprimés et manuscrits. De ce travail, seul subsiste la moitié du catalogue des imprimés.

Dans un premier temps, manuscrits et imprimés ont rejoint Troyes. Une dispute s’étant élevée entre Troyes et Bar-sur-Aube pour savoir quelle ville aurait la garde de ce dépôt, le projet naquit à Troyes d’un espace conçu spécifiquement pour accueillir la « bibliothèque nationale de Clairvaux », selon l’expression de l’époque. Les deux étages du dortoir de l’ancienne abbaye Saint-Loup de Troyes, près de la cathédrale, furent réunis en un vaisseau de 53 x 10 mètres et d’une hauteur de plus de 7 mètres. La « Grande Salle » ainsi ménagée fut entièrement couverte de rayonnages, dont certains pourraient avoir été transportés depuis Clairvaux en même temps que les collections5.

Furent installés dans la Grande Salle non seulement les ouvrages provenant de Clairvaux, mais encore l’ensemble des collections confisquées à Troyes et dans une partie de l’Aube au cours de la Révolution. Ces collections toutes mêlées furent classées par thématique et par format. Les manuscrits restèrent à part, mais furent également mêlés entre eux et classés par format. A partir des années 1930, ils furent conservés dans un local séparé de la Grande Salle, de même que les incunables. ,

La bibliothèque municipale resta en fonction, moyennant divers aménagements et agrandissements, jusqu’à la fin du XXe siècle. L’inadéquation du bâtiment aux exigences nouvelles de la lecture publique amena la création d’une médiathèque moderne qui ouvrit ses portes en 2002. Cependant, la Grande Salle fut préservée en raison de son caractère exceptionnel. Les collections qui s’y trouvaient, ainsi que les rayonnages, furent transférés dans un espace de la nouvelle médiathèque de dimensions analogues6, se donnant à voir au public par de vastes baies vitrées. Incunables et manuscrits furent quant à eux transférés dans une chambre forte protégeant les collections les plus précieuses de la médiathèque.
Les documents en mauvais état firent l’objet de travaux de reliure dont on peut observer la succession chronologique dans les collections de la médiathèque. Aux demi-reliures à décor classique et pièce de titre rouge de la première moitié du XIXe siècle succèdent des reliures en toile avec dos en parchemin souple. Les anciens plats présentant un intérêt esthétique ou documentaire ont parfois été conservés collés sur les nouveaux plats des reliures de ce type. Les reliures contemporaines se caractérisent par leur sobriété et leurs qualités de conservation. , ,

Les manuscrits distraits au profit de Montpellier furent les premiers catalogués dans le premier volume du Catalogue Général des Manuscrits des bibliothèques publiques, en 1849. Celui-ci fut suivi en 1855 d’un deuxième volume consacré aux manuscrits troyens. L’essentiel des manuscrits provenant de Clairvaux y sont identifiés. Depuis 1979, à l’instigation d’André Vernet, de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, une vaste opération de catalogage des manuscrits de Clairvaux est en cours, qui doit s’achever en 2015. Cette opération présente la particularité de s’appuyer sur la structuration du catalogue de 1472.

 

 

XIIe siècle : copie et lectio divina

La règle bénédictine et les statuts cisterciens nous donnent des indications sur l’utilisation des livres à Clairvaux au XIIe siècle. Certains sont utilisés pour la liturgie, le chapitre et les lectures de table. Une partie de la journée est consacrée aux lectures personnelles des moines. Pendant le Carême, ceux-ci sont tenus de lire en entier un livre. Tous ces usages ne laissent d’autres traces que quelques mentions relatives aux textes à lire ou à ne pas lire1.

Au-delà du rôle du livre comme élément de la vie spirituelle, la collection de Clairvaux a-t-elle constitué une source documentaire ou une inspiration pour des auteurs ? L’auteur le plus important pour cette période est naturellement Bernard de Clairvaux. On a longtemps voulu voir en lui un ennemi de toute culture, ne puisant son inspiration que dans la Bible, la Règle de saint Benoît et quelques textes majeurs des Pères de l’Eglise2. On sait à présent que cette image est fausse : Bernard avait acquis au cours de ses études une grande culture appuyée sur la lecture de textes profanes et il avait une connaissance étendue des écrits des Pères de l’Eglise. Cependant, aucun lien probant ne peut être fait entre les multiples écrits de saint Bernard et les textes présents dans la bibliothèque de Clairvaux. Cela tient notamment à sa manière d’écrire : Bernard cite de mémoire et le plus souvent en adaptant ce qu’il a lu, par ailleurs il ne cite pas ses sources, comme beaucoup d’auteurs monastiques de son époque.

Les seuls manuscrits de Clairvaux dont nous pouvons être assurés qu’ils ont été utilisés par Bernard sont ceux qui ne nous ont pas été conservés, à savoir le texte des versions primitives de ses propres œuvres. En effet, Bernard de Clairvaux a beaucoup remanié ses écrits, donnant jusqu’à quatre versions d’un même texte. Peu après sa mort, les moines de Clairvaux ont réalisé une édition définitive de ses œuvres3. Au même moment, Geoffroy d’Auxerre, un des secrétaires de Bernard, compilait une Vie de saint Bernard destinée à assurer sa canonisation. C’est pourquoi cette collection d’écrits de saint Bernard corrige tous les passages susceptibles de nuire à l’image du saint4. Cette collection de textes semble n’avoir eu qu’une diffusion restreinte. Une copie au moins partielle en a été faite pour l’abbaye de Mores quelques années après la réalisation de cette collection5. Les manuscrits antérieurs des œuvres de saint Bernard ont ensuite disparu de la bibliothèque de Clairvaux. , ,

 

 

XIIIe-XIVe siècles : manuels et instruments de travail

Au cours de la « période universitaire » de la bibliothèque, à la fonction spirituelle de la bibliothèque s’ajoute une fonction pédagogique. Clairvaux même procurait aux moines susceptibles de se rendre à l’université un enseignement propédeutique aux arts libéraux et à la théologie. Certains des ouvrages conservés à Clairvaux ont dû avoir un tel usage qui n’a pas laissé de trace matérielle. Quant aux ouvrages utilisés par les étudiants du Collège Saint-Bernard avant 1320, ils ont par la suite rejoint les collections de Clairvaux.
Par ailleurs, il est établi que certains auteurs rattachés à Clairvaux se sont appuyés sur les ressources de l’abbaye pour produire leurs écrits. De manière tout à fait conforme à la tradition monacale, Guillaume de Montaigu, moine de Clairvaux, a composé un florilège de citations patristiques et bernardines6. , , ,

C’est notamment le cas de Pierre de Ceffons, moine de Clairvaux qui tient la chaire de théologie au collège Saint-Bernard en 1348-1349. Ce penseur original est notamment l’auteur d’une Lettre de Lucifer critiquant les mœurs du clergé. Son travail le plus considérable est un commentaire du Livre des Sentences de Pierre Lombard. Ce dernier texte constituait la base de l’enseignement théologique universitaire de sorte que tous les professeurs de théologie étaient amenés à le commenter lors de leurs cours. Les citations que fait Pierre de Ceffons étant très précises, elles permettent d’identifier ses sources parmi les manuscrits claravalliens.

 

 

De la Renaissance à 1789 : humanistes et érudits

Le début du XVIe siècle marque le passage à une nouvelle période dans l’utilisation de la bibliothèque. Entre une période de relative activité, marquée par quelques productions originales de l’abbaye, et sa transformation en conservatoire de textes anciens où quelques érudits viennent puiser, deux moines de Clairvaux, Jean de Voivre et Mathurin de Cangey, donnèrent un dernier lustre à l’abbaye. En contact avec le grand imprimeur parisien Josse Bade, ils lui fournirent des textes dont ils suivirent les travaux d’impression. En attestent quelques épigrammes publiées en tête de ces éditions. C’est ainsi que furent publiés les Expositiones in Psalmos de Jaime Perez de Valencia en 1507, l’Ovidius moralisatus de Pierre Bersuire en 1509 et l’Archithrenius de Jean de Hanville en 1517. En 1515, le chapitre général ayant décidé d’imprimer les Us de l’ordre de Cîteaux, c’est probablement Mathurin de Cangey qui suivit le travail de l’imprimeur, mené sur un manuscrit claravallien.

En dehors de l’activité de ces deux humanistes, les lectures des moines de Clairvaux laissent plus de traces que par le passé. Cela tient à la constitution de la petite bibliothèque du dortoir, donnant aux moines un accès direct aux livres. Cela tient aussi à l’évolution des mœurs monastiques, qui laisse aux moines un temps personnel qu’ils peuvent consacrer à des lectures qui ne sont ni scolaires ou universitaires, ni purement spirituelles. Ces signes d’usage et l’existence même de la bibliothèque du dortoir ne semblent pas se prolonger au-delà du XVIe siècle. Restent en accès direct les livres conservés enchaînés aux pupitres du cloître. Ceux-ci présentent parfois des aides à la lecture : pour permettre aux moines du XVIIe siècle de déchiffrer un manuscrit du XIIe siècle, les éléments difficiles à lire, abréviations et lettres de forme particulières, étaient transcrits.

Aux XVIIe et XVIIIe siècle, les érudits qui recourent à la bibliothèque de Clairvaux sont pour l’essentiel extérieurs à l’ordre. En 1610 Nicolas Camuzat, chanoine troyen, publie un sermon inédit de Pierre de Celles sur la vie et les miracles de saint Fidolus7. Il transcrit également le De disciplina claustrali, du même auteur et en transmet le texte à Dom Luc d’Achery qui le publie en 1659. En 1660 le jésuite Pierre-François Chifflet publie à Dijon le récit de la 2e croisade par Eudes de Deuil, ainsi que d’autres textes d’origine claravallienne. Camuzat et Chifflet ont tous deux relevé la présence, dans les œuvres complètes de saint Augustin conservées à Clairvaux, de l’Opus imperfectum du Père de l’Eglise. Ce texte rare est d’une grande importance doctrinale. Il est finalement publié par Jérôme Vignier, oratorien, en 16548. La liste pourrait être prolongée, Clairvaux s’est montrée accueillante aux érudits, recevant même Voltaire, qui laisse une appréciation élogieuse sur la bibliothèque et les moines.

 

 

De la Révolution à nos jours : des érudits au grand public

Les commissaires bibliographes actifs à Clairvaux à partir de 1790 ont noté que l’ensemble des collections étaient sous clef depuis l’acquisition, en 1783, de la collection Bouhier, l’abbé voulant attendre que les ouvrages soient classés et correctement rangés avant de permettre à nouveau la consultation. Naturellement, celle-ci reste impossible dans les années qui suivent, pour cause d’inventaire puis de déménagement dans la nouvelle bibliothèque municipale. Quant enfin les collections de Clairvaux sont mises à disposition du public, l’attention se porte surtout sur la collection des Bouhier. Il faut attendre 1838 pour qu’Auguste Harmand, conservateur de la bibliothèque de Troyes, rappelle l’intérêt de cette collection. Ses travaux sont suivis dans les années 1850 par ceux d’érudits locaux, Alexandre Assier, instituteur à Troyes, et Henri d’Arbois de Jubainville, archiviste du département de l’Aube.

Les travaux d’André Wilmart, médiéviste et liturgiste de renommée mondiale, ouvrent une nouvelle époque : à partir de 1917, il étudie les anciens catalogues, publie certains textes rares présents dans les manuscrits de Clairvaux et identifie quelques manuscrits claravalliens hors des collections troyennes. Après lui André Vernet, membre du tout jeune « Institut de Recherche et d’Histoire des Textes », s’intéresse à Clairvaux pendant plus de cinquante ans. Après plusieurs articles sur Clairvaux dans les années quarante et cinquante, il publie en 1979 l’ensemble des anciens catalogues de la bibliothèque de Clairvaux et identifie un total de 1100 manuscrits claravalliens subsistant, conservés à Troyes et ailleurs. Cette publication constitue le premier volume d’une entreprise de catalogage moderne de l’ancienne bibliothèque de Clairvaux qui doit prendre fin en 2015.

Ce travail a pu s’appuyer, dès 1985, sur des reproductions sur microfilm de ces manuscrits, réalisées également par l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes. En 2005 et 2006, ces microfilms ont été numérisés, permettant l’accès en ligne à cette collection. Les enluminures des manuscrits de Clairvaux ont quant à elles été numérisées en couleur dès 1998 (4500 images). Le procédé de numérisation à l’époque consistait à faire une photographie argentique de l’enluminure qui était ensuite numérisée.

Le travail des chercheurs va de pair avec l’information du public. La bibliothèque de Clairvaux est mise à l’honneur en 1990 dans une exposition à la Conciergerie intitulée « Saint Bernard et le monde cistercien ». En 2006, une synthèse sur l’histoire des manuscrits de Clairvaux est publiée dans la revue La Vie en Champagne, sous la direction de Jean-François Genest.

L’importance exceptionnelle du fonds est reconnue en juin 2009 par son inscription au registre « Mémoire du monde de l’Unesco », équivalent pour les bibliothèques du « Patrimoine mondial de l’humanité ». Sont inscrits l’ensemble des documents recensés dans le catalogue de 1472, y compris les manuscrits qui ne sont pas conservés à Troyes. L’attribution de ce label entraîne un effort sans précédent de numérisation et de valorisation de cette collection : la présente Bibliothèque Virtuelle de Clairvaux, qui conclut ce siècle et demi de travaux, propose une présentation accessible à tous des manuscrits de Clairvaux et pour les chercheurs un accès à l’ensemble des manuscrits médiévaux, troyens et non troyens, numérisés en couleurs, avec des descriptions tenant compte de l’état de la recherche sur chaque manuscrit.