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Usages et lectures

La recherche actuelle sur les bibliothèques médiévales s’attache à déterminer dans quelle mesure une collection a été utilisée, étudiée et a servi de source à de nouveaux écrits. Au demeurant, les collections se constituent en fonction de l’usage qui en est fait et en fonction de la fréquentation de la bibliothèque par des auteurs. Cette réflexion vaut encore de nos jours, une bibliothèque qui ne suscite aucun travail de recherche, aucune création artistique ou littéraire, aucun intérêt du public, risque de disparaître.

XIIe siècle : copie et lectio divina

La règle bénédictine et les statuts cisterciens nous donnent des indications sur l’utilisation des livres à Clairvaux au XIIe siècle. Certains sont utilisés pour la liturgie, le chapitre et les lectures de table. Une partie de la journée est consacrée aux lectures personnelles des moines. Pendant le Carême, ceux-ci sont tenus de lire en entier un livre. Tous ces usages ne laissent d’autres traces que quelques mentions relatives aux textes à lire ou à ne pas lire1.

Au-delà du rôle du livre comme élément de la vie spirituelle, la collection de Clairvaux a-t-elle constitué une source documentaire ou une inspiration pour des auteurs ? L’auteur le plus important pour cette période est naturellement Bernard de Clairvaux. On a longtemps voulu voir en lui un ennemi de toute culture, ne puisant son inspiration que dans la Bible, la Règle de saint Benoît et quelques textes majeurs des Pères de l’Eglise2. On sait à présent que cette image est fausse : Bernard avait acquis au cours de ses études une grande culture appuyée sur la lecture de textes profanes et il avait une connaissance étendue des écrits des Pères de l’Eglise. Cependant, aucun lien probant ne peut être fait entre les multiples écrits de saint Bernard et les textes présents dans la bibliothèque de Clairvaux. Cela tient notamment à sa manière d’écrire : Bernard cite de mémoire et le plus souvent en adaptant ce qu’il a lu, par ailleurs il ne cite pas ses sources, comme beaucoup d’auteurs monastiques de son époque.

Les seuls manuscrits de Clairvaux dont nous pouvons être assurés qu’ils ont été utilisés par Bernard sont ceux qui ne nous ont pas été conservés, à savoir le texte des versions primitives de ses propres œuvres. En effet, Bernard de Clairvaux a beaucoup remanié ses écrits, donnant jusqu’à quatre versions d’un même texte. Peu après sa mort, les moines de Clairvaux ont réalisé une édition définitive de ses œuvres3. Au même moment, Geoffroy d’Auxerre, un des secrétaires de Bernard, compilait une Vie de saint Bernard destinée à assurer sa canonisation. C’est pourquoi cette collection d’écrits de saint Bernard corrige tous les passages susceptibles de nuire à l’image du saint4. Cette collection de textes semble n’avoir eu qu’une diffusion restreinte. Une copie au moins partielle en a été faite pour l’abbaye de Mores quelques années après la réalisation de cette collection5. Les manuscrits antérieurs des œuvres de saint Bernard ont ensuite disparu de la bibliothèque de Clairvaux. , ,

 

 

XIIIe-XIVe siècles : manuels et instruments de travail

Au cours de la « période universitaire » de la bibliothèque, à la fonction spirituelle de la bibliothèque s’ajoute une fonction pédagogique. Clairvaux même procurait aux moines susceptibles de se rendre à l’université un enseignement propédeutique aux arts libéraux et à la théologie. Certains des ouvrages conservés à Clairvaux ont dû avoir un tel usage qui n’a pas laissé de trace matérielle. Quant aux ouvrages utilisés par les étudiants du Collège Saint-Bernard avant 1320, ils ont par la suite rejoint les collections de Clairvaux.
Par ailleurs, il est établi que certains auteurs rattachés à Clairvaux se sont appuyés sur les ressources de l’abbaye pour produire leurs écrits. De manière tout à fait conforme à la tradition monacale, Guillaume de Montaigu, moine de Clairvaux, a composé un florilège de citations patristiques et bernardines6. , , ,

C’est notamment le cas de Pierre de Ceffons, moine de Clairvaux qui tient la chaire de théologie au collège Saint-Bernard en 1348-1349. Ce penseur original est notamment l’auteur d’une Lettre de Lucifer critiquant les mœurs du clergé. Son travail le plus considérable est un commentaire du Livre des Sentences de Pierre Lombard. Ce dernier texte constituait la base de l’enseignement théologique universitaire de sorte que tous les professeurs de théologie étaient amenés à le commenter lors de leurs cours. Les citations que fait Pierre de Ceffons étant très précises, elles permettent d’identifier ses sources parmi les manuscrits claravalliens.

 

 

De la Renaissance à 1789 : humanistes et érudits

Le début du XVIe siècle marque le passage à une nouvelle période dans l’utilisation de la bibliothèque. Entre une période de relative activité, marquée par quelques productions originales de l’abbaye, et sa transformation en conservatoire de textes anciens où quelques érudits viennent puiser, deux moines de Clairvaux, Jean de Voivre et Mathurin de Cangey, donnèrent un dernier lustre à l’abbaye. En contact avec le grand imprimeur parisien Josse Bade, ils lui fournirent des textes dont ils suivirent les travaux d’impression. En attestent quelques épigrammes publiées en tête de ces éditions. C’est ainsi que furent publiés les Expositiones in Psalmos de Jaime Perez de Valencia en 1507, l’Ovidius moralisatus de Pierre Bersuire en 1509 et l’Archithrenius de Jean de Hanville en 1517. En 1515, le chapitre général ayant décidé d’imprimer les Us de l’ordre de Cîteaux, c’est probablement Mathurin de Cangey qui suivit le travail de l’imprimeur, mené sur un manuscrit claravallien.

En dehors de l’activité de ces deux humanistes, les lectures des moines de Clairvaux laissent plus de traces que par le passé. Cela tient à la constitution de la petite bibliothèque du dortoir, donnant aux moines un accès direct aux livres. Cela tient aussi à l’évolution des mœurs monastiques, qui laisse aux moines un temps personnel qu’ils peuvent consacrer à des lectures qui ne sont ni scolaires ou universitaires, ni purement spirituelles. Ces signes d’usage et l’existence même de la bibliothèque du dortoir ne semblent pas se prolonger au-delà du XVIe siècle. Restent en accès direct les livres conservés enchaînés aux pupitres du cloître. Ceux-ci présentent parfois des aides à la lecture : pour permettre aux moines du XVIIe siècle de déchiffrer un manuscrit du XIIe siècle, les éléments difficiles à lire, abréviations et lettres de forme particulières, étaient transcrits.

Aux XVIIe et XVIIIe siècle, les érudits qui recourent à la bibliothèque de Clairvaux sont pour l’essentiel extérieurs à l’ordre. En 1610 Nicolas Camuzat, chanoine troyen, publie un sermon inédit de Pierre de Celles sur la vie et les miracles de saint Fidolus7. Il transcrit également le De disciplina claustrali, du même auteur et en transmet le texte à Dom Luc d’Achery qui le publie en 1659. En 1660 le jésuite Pierre-François Chifflet publie à Dijon le récit de la 2e croisade par Eudes de Deuil, ainsi que d’autres textes d’origine claravallienne. Camuzat et Chifflet ont tous deux relevé la présence, dans les œuvres complètes de saint Augustin conservées à Clairvaux, de l’Opus imperfectum du Père de l’Eglise. Ce texte rare est d’une grande importance doctrinale. Il est finalement publié par Jérôme Vignier, oratorien, en 16548. La liste pourrait être prolongée, Clairvaux s’est montrée accueillante aux érudits, recevant même Voltaire, qui laisse une appréciation élogieuse sur la bibliothèque et les moines.

 

 

De la Révolution à nos jours : des érudits au grand public

Les commissaires bibliographes actifs à Clairvaux à partir de 1790 ont noté que l’ensemble des collections étaient sous clef depuis l’acquisition, en 1783, de la collection Bouhier, l’abbé voulant attendre que les ouvrages soient classés et correctement rangés avant de permettre à nouveau la consultation. Naturellement, celle-ci reste impossible dans les années qui suivent, pour cause d’inventaire puis de déménagement dans la nouvelle bibliothèque municipale. Quant enfin les collections de Clairvaux sont mises à disposition du public, l’attention se porte surtout sur la collection des Bouhier. Il faut attendre 1838 pour qu’Auguste Harmand, conservateur de la bibliothèque de Troyes, rappelle l’intérêt de cette collection. Ses travaux sont suivis dans les années 1850 par ceux d’érudits locaux, Alexandre Assier, instituteur à Troyes, et Henri d’Arbois de Jubainville, archiviste du département de l’Aube.

Les travaux d’André Wilmart, médiéviste et liturgiste de renommée mondiale, ouvrent une nouvelle époque : à partir de 1917, il étudie les anciens catalogues, publie certains textes rares présents dans les manuscrits de Clairvaux et identifie quelques manuscrits claravalliens hors des collections troyennes. Après lui André Vernet, membre du tout jeune « Institut de Recherche et d’Histoire des Textes », s’intéresse à Clairvaux pendant plus de cinquante ans. Après plusieurs articles sur Clairvaux dans les années quarante et cinquante, il publie en 1979 l’ensemble des anciens catalogues de la bibliothèque de Clairvaux et identifie un total de 1100 manuscrits claravalliens subsistant, conservés à Troyes et ailleurs. Cette publication constitue le premier volume d’une entreprise de catalogage moderne de l’ancienne bibliothèque de Clairvaux qui doit prendre fin en 2015.

Ce travail a pu s’appuyer, dès 1985, sur des reproductions sur microfilm de ces manuscrits, réalisées également par l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes. En 2005 et 2006, ces microfilms ont été numérisés, permettant l’accès en ligne à cette collection. Les enluminures des manuscrits de Clairvaux ont quant à elles été numérisées en couleur dès 1998 (4500 images). Le procédé de numérisation à l’époque consistait à faire une photographie argentique de l’enluminure qui était ensuite numérisée.

Le travail des chercheurs va de pair avec l’information du public. La bibliothèque de Clairvaux est mise à l’honneur en 1990 dans une exposition à la Conciergerie intitulée « Saint Bernard et le monde cistercien ». En 2006, une synthèse sur l’histoire des manuscrits de Clairvaux est publiée dans la revue La Vie en Champagne, sous la direction de Jean-François Genest.

L’importance exceptionnelle du fonds est reconnue en juin 2009 par son inscription au registre « Mémoire du monde de l’Unesco », équivalent pour les bibliothèques du « Patrimoine mondial de l’humanité ». Sont inscrits l’ensemble des documents recensés dans le catalogue de 1472, y compris les manuscrits qui ne sont pas conservés à Troyes. L’attribution de ce label entraîne un effort sans précédent de numérisation et de valorisation de cette collection : la présente Bibliothèque Virtuelle de Clairvaux, qui conclut ce siècle et demi de travaux, propose une présentation accessible à tous des manuscrits de Clairvaux et pour les chercheurs un accès à l’ensemble des manuscrits médiévaux, troyens et non troyens, numérisés en couleurs, avec des descriptions tenant compte de l’état de la recherche sur chaque manuscrit.

Références

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  1. L’utilisation de la Grande Bible pour les lectures dans le réfectoire et dans l’église abbatiale est attestée par une annotation défendant de lire le texte de la Passion dans le réfectoire. Cf. [Manuscrits de Clairvaux, 2006], p. 16.
  2. Cette vision de saint Bernard relève de sa légende noire, mais aussi de son image de « dernier Père de l’Eglise », appuyée sur la profusion des citations bibliques dans son œuvre.
  3. Cf. Jean Leclercq « Études sur saint Bernard et le texte de ses écrits », dans Revue d’histoire de l’Église de France, t. 41, n. 136, 1955. pp. 96-99. url : /web/revues/home/prescript/article/rhef_0300-9505_1955_num_41_136_3176_t1_0096_0000_2 (Consulté le 23 novembre 2014).
  4. Ont ainsi été supprimés des passages d’une orthodoxie douteuse, une lettre où Bernard engageait les chanoines de Lyon à ne pas célébrer la Vierge comme « Immaculée Conception », et un passage de sa correspondance relatant une colère de Bernard.
  5. Médiathèque du Grand Troyes, ms. 799. Ce manuscrit fait partie des 18 volumes que Dom Claude Guyton a rapportés à Clairvaux après sa visite de 1746 ; cf. [Vernet, 1979], p. 743-746.
  6. Jean-François Genest et Jean-Paul Bouhot ont identifié d’autres textes mineurs composés à Clairvaux aux XIIIe et XIVe siècles [Vernet, Genest, Bouhot, 1997], p. 28-38.
  7. Nicolas Camuzat, Promptuarium, f. 340v-344v [Vernet 1979], p. 52.
  8. Cf. [Vernet, Bouhot, Genest, 1997], p. 54