Les documents sortis des collections
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Si la bibliothèque s’enrichit au cours des siècles, certains ouvrages sortent des collections. Déjà dans un fragment de catalogue du XIIe siècle, tenu à jour pendant une période assez brève, sur un total de 90 articles, cinq ont été effacés et deux prêtés à l’abbaye de Mores.
Les voies par lesquelles les documents sortent des collections sont au moins aussi variées que celles par lesquelles ils y entrent. Certains sont donnés, d’autres vendus, d’autres encore volés. Des livres sont prêtés et ne sont pas rendus. D’autres sont considérés comme obsolètes et recyclés. Lors de la Révolution, un transfert de propriété s’effectue entre Clairvaux et l’Etat, les livres étant finalement confiés à la garde de la Ville de Troyes. Mais de nombreux documents sont dispersés ou perdus à cette époque. Enfin, certaines sorties des collections restent mystérieuses.

Certains livres ont été donnés à d’autres abbayes, notamment pour la dotation initiale des monastères fondés par Clairvaux. Du temps de saint Bernard, cela a dû concerner plusieurs dizaines de manuscrits copiés à Clairvaux. L’abbaye de Clairvaux, qui bénéficie de nombreux dons, est aussi amenée elle-même à faire des cadeaux diplomatiques ou d’amitié. De toutes ces opérations, il ne reste que peu de traces. Au XVe siècle, Pierre de Virey fit copier le Speculum elevationis et exaltationis ordinis Cisterciensis de Mathieu Pillaerd à l’intention de Jean Crabbe1. En l’occurrence, le manuscrit donné n’a pas été véritablement sorti de la bibliothèque. Trois exemplaires du commentaire de la règle bénédictine par Jean de Torquemada ont également été identifiés comme des copies réalisées à la demande de Pierre de Virey par le scriptorium de Clairvaux pour être offertes2.

Il ne faut pas envoyer un nouvel abbé dans un nouveau lieu sans au moins douze moines et sans ces livres : psautier, hymnaire, collectaire, antiphonaire, graduel, règle, missel ; ni avant qu’aient été construits ces bâtiments : église, réfectoire, dortoir, bâtiment des hôtes et porterie … 3

La vente de manuscrits doit être tout à fait exceptionnelle, du moins au cours du Moyen-Âge. Le seul cas connu est la régularisation d’un prêt non restitué : Lambert d’Uppenbrouck, moine de Clairvaux, est nommé abbé des Dunes. En quittant Clairvaux il emporte une collection de 6 volumes des œuvres de saint Thomas d’Aquin. Plutôt que de les restituer, il le rachète moyennant 100 florins dont la quittance, datée de 1337, nous est conservée.
Certains ouvrages ont probablement été volés, notamment au cours de la période moderne. De nombreux témoignages attestent que les lecteurs, qu’ils soient religieux ou laïcs, étaient admis à consulter les collections anciennes ; il est vrai que les manuscrits et les imprimés précieux, au moins, étaient enchaînés. Cela n’a pas empêché la disparition du manuscrit du Contra dogmata Petri Abelardi actuellement conservé à Budapest4. Celui-ci était passé par les mains de l’historien français André Duchesne, qui l’avait lui-même reçu, en 1609, du chanoine troyen Nicolas Camuzat. Ce dernier fréquentait la bibliothèque de l’abbaye, dont il a recensé une dizaine de titres présentant un intérêt pour les érudits.

Au XIXe siècle, la collection de Clairvaux, conservée à Montpellier ou plus vraisemblablement à Troyes, a été victime de vols de la part du bibliophile Guillaume Libri. Une partie de ces ouvrages se trouvent actuellement à la Biblioteca Medicea de Florence, dans le fonds Ashburnham-Libri. Peu après, c’est le conservateur de la Bibliothèque municipale de Troyes, Auguste Harmand, qui perpètre des vols portant sur les collections dont il a la charge. Il procédait notamment en dépeçant des recueils factices ; certains imprimés de Clairvaux ont disparu ainsi. On a également retrouvé dans ses papiers un feuillet découpé provenant d’un manuscrit de Clairvaux du XIIe siècle.;

Les vols de Libri nous renvoient à une pratique analogue, les mutilations qui privent de leurs enluminures les plus beaux manuscrits. Parmi les victimes de ces pratiques, on peut citer en particulier le MGT, ms. 392, un exemplaire du Liber qui dicitur Angelus de Garnier de Rochefort enluminé à Paris au début du XIIIe siècle. Cet ouvrage se présentant comme un dictionnaire de termes bibliques possédait à l’origine une enluminure historiée pour chaque lettre de l’alphabet, soit 23 lettrines. Seules les dernières, V, X, Y, Z ont subsisté ainsi que le I et le O, qui semblent avoir échappé à l’attention du voleur.
Si dans ce dernier cas la mutilation remonte sans doute au XIXe siècle, dès le XIIIe siècle des ex-libris sont apposés sur les manuscrits de Clairvaux menaçant d’anathème quiconque volera ou mutilera l’ouvrage correspondant – il y a là une forme d’antivol médiéval, venant en complément des chaînes et des portes fermant à clé protégeant très tôt les livres. ;

Il apparait que tout au long de l’histoire de la bibliothèque les manuscrits, puis les imprimés, ont fait l’objet de prêts, non seulement aux moines de l’abbaye mais aussi à d’autres monastères et, à l’époque moderne, à des savants.
Celui-ci est attesté à Clairvaux dès le XIIe siècle, dans le cadre de la circulation de modèles en vue de la copie de manuscrits. Philippe, prieur de Clairvaux, illustre cette pratique dans une lettre à l’abbé de Liessies, vieille abbaye bénédictine. Il lui indique qu’il ne peut lui envoyer pour être copiés certains opuscules de saint Augustin que Clairvaux possède car ils sont intégrés dans des recueils de grand format dont ils ne peuvent être séparés. En revanche, il propose à l’abbé de Liessies d’envoyer un de ses moines copier sur place, à Clairvaux, les ouvrages en question.
Le catalogue établi en 1472 mentionne 15 volumes prêtés à d’autres communautés : Bar, Moreins, Morval, Reims et Val-des-Vignes5. Cela représente un peu moins d’1% de la collection.

Autour de 1500, certains moines de Clairvaux sont en rapport avec des imprimeurs parisiens pour faire publier des textes. Cela implique le prêt du manuscrit sur lequel l’imprimeur doit travailler que celui-ci ne restitue pas systématiquement. En 1517, Josse Bade publie un texte du XIIe siècle, l’Archithrenius, à partir d’un manuscrit de Clairvaux, apparemment annoté par Jean de Voivre, qui subsiste6.

Précisément à la même époque, en 1500, Clairvaux prête à Servais, moine du Jardinet, un antiphonaire destiné à servir de modèle pour huit copies commandées auprès de ce scribe de talent. L’antiphonaire n’a jamais été rendu et les copies ne subsistent pas7.
Les XVIIe et XVIIIe siècles fournissent de nombreux exemples de manuscrits prêtés qui n’ont pas été restitués. Le suivi de ces prêts semble avoir été fait de manière partielle. Quand dans les années 1740 le bibliothécaire Claude Guyton entreprend de récupérer les manuscrits et imprimés prêtés à d’autres institutions, il n’a pas toujours en main les documents attestant du prêt. Dans de tels cas, c’est la présence de l’ex-libris de Clairvaux qui lui permet de prouver l’origine du manuscrit.
Comme en écho aux recherches de Dom Guyton, le Catalogue des incunables en Champagne-Ardenne relève quelques incunables provenant de Clairvaux dans les bibliothèques municipales de Reims et de Langres ; ceux-ci correspondent manifestement à des prêts non restitués au moment des confiscations révolutionnaires8.

Au sein d’une bibliothèque médiévale, les manuscrits deviennent parfois obsolètes. Le cas le plus fréquent est celui de manuscrits liturgiques qui ne sont plus utilisés suite à une transformation de la liturgie et à la copie de nouveaux manuscrits. Cela concerne aussi les œuvres conservées en plusieurs exemplaires, notamment les manuscrits de droit à partir du XIIIe siècle. Enfin, les manuscrits en trop mauvais état doivent être remplacés.
De tels manuscrits sont recyclés : le parchemin est notamment utilisé pour la reliure d’autres manuscrits et de registres d’archives9, soit sous forme de feuillets de garde, soit pour recouvrir les ais de bois.
Une analyse systématique de ces reliures a permis d’identifier non seulement des manuscrits liturgiques et juridiques, mais aussi un manuscrit des œuvres de saint Bernard. Tous ces volumes appartenaient à la bibliothèque médiévale de Clairvaux, certains sont même signalés dans les catalogues.

En 1790, l’Assemblée nationale vote la nationalisation des biens du clergé. Ceux-ci doivent être vendus pour résoudre le déficit de la France. Il est rapidement décidé que les livres, objets d’art et collections scientifiques seront conservés pour l’instruction de la nation. Ce sont les départements, nouvellement constitués, qui procèdent aux confiscations et qui gèrent les biens nationalisés.

A Clairvaux, les confiscations semblent s’être déroulées au mieux pour la conservation de la bibliothèque. Les deux commissaires révolutionnaires témoignent que, suite à l’acquisition de la bibliothèque des Bouhier, l’abbé de Clairvaux avait mis les livres sous clé le temps qu’ils soient triés. Ils ont procédé à ce tri, puis à un inventaire complet des collections avant de suivre leur transport à Troyes. La majorité des livres a donc été préservée lors de ces opérations.

Cependant, plusieurs indices permettent de soupçonner des pertes. Il n’est question dans aucun document des livres présents dans les chambres des 24 moines que comptait alors Clairvaux, ni dans les appartements de l’abbé, Dom Rocourt. Celui-ci a vraisemblablement emporté avec lui, en quittant l’abbaye, plusieurs livres et documents d’archive importants. Sur son portrait, réalisé vers 1783, il se fait représenter avec deux beaux in-folio d’œuvres de saint Thomas d’Aquin et de saint Bernard qu’il a probablement conservés.

Un rapport de février 1790 révèle la présence de 70 manuscrits liturgiques dans la sacristie de l’église abbatiale. Or, il n’est jamais question de ce local dans le rapport des commissaires bibliographes. Leur disparition expliquerait le très faible nombre de manuscrits liturgiques retrouvé ; elle expliquerait aussi la présence à la bibliothèque municipale de Bar-sur-Aube d’un superbe graduel-antiphonaire du milieu du XVIIIe siècle10 qui figurait probablement parmi ces livres de la sacristie.

En 1804, la bibliothèque municipale de Troyes reçoit la visite de deux commissaires désignés par le Conseil de conservation des objets de sciences et d’arts. Ceux-ci avaient pour mission de transporter à Paris les pièces jugées les plus intéressantes des collections troyennes. Ils ont choisi environ 500 volumes, manuscrits et imprimés, provenant en majorité de Clairvaux, que ce soit des anciennes collections de l’abbaye ou de la bibliothèque des Bouhier. Si la plupart de ceux-ci se trouvent actuellement à la Bibliothèque de l’École de Médecine de Montpellier et à la Bibliothèque nationale de France, plusieurs semblent avoir été conservés par les commissaires.

A côté des cas de sortie des collections documentés, on recense plusieurs disparitions mystérieuses et on retrouve des manuscrits provenant de Clairvaux dont l’itinéraire reste à éclaircir. Il suffira d’en donner la liste pour indiquer quelles directions devraient suivre de nouvelles recherches sur le sujet.
La disparition la plus frappante est celle d’échantillons des productions majeures de Clairvaux. Pour chacun des trois monuments copiés à Clairvaux au XIIe siècle que sont les Opuscules de saint Augustin en sept volumes, la Grande Bible en six volumes et le légendier en sept volumes, il manque un et un seul volume, disparu entre le XVIe et le XIXe siècle.

Dès le 2e quart du XVIIIe siècle, un manuscrit provenant de Clairvaux a été acquis par la Bibliothèque royale, désormais Bibliothèque nationale de France (Paris, BnF, lat. 983A). Copié en 1502 par Jean le Bègue, moine de Clairvaux, à la demande de l’abbé Pierre de Virey, on le retrouve au XVIIe siècle entre les mains d’un certain Antoine Guillaume d’Orbigny11. Son itinéraire entre ces différents jalons chronologiques est inconnu.
Entre 1757 et 1787, Antoine-René de Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy, rassembla une remarquable bibliothèque de plus de 50 000 imprimés et 2400 manuscrits. Il s’intéressait tout particulièrement à la littérature française médiévale. Il acquit neuf manuscrits provenant de Clairvaux, dont un volume comportant deux romans en français, Guilleville le pèlerin et le Rouman de la fleur de lis. Ce manuscrit, conforme aux goûts du marquis de Paulmy, est attesté à Clairvaux en 1730. Par ailleurs, trois de ces neuf manuscrits ont préalablement appartenu à Joseph-Louis, baron d’Heiss, bibliophile actif entre 1740 et 1781.
Chercher les voies de la dispersion des collections de Clairvaux peut permettre de retrouver des manuscrits qui n’ont pas encore été identifiés. En principe, un même travail pourrait être mené sur les imprimés, très peu évoqués dans cette étude. Mais les enjeux sont moindres et les ouvrages subsistant sont beaucoup plus difficiles à identifier que les manuscrits.

Références

  1. 1.  Bruges, Bibl. publ. 417. Cf. [Vernet 1979], p. 18 et n. 7.
  2. 2.  Cf. [Vernet, 1979, p. 28]. Il s’agit d’un manuscrit copié le 6 avril 1485 et offert à l’abbaye de Cambron (Princeton, Univ. Libr., Garrett 91) ; un manuscrit copié vers 1485 à l’intention de Jean Le Fel, abbé de Chaalis (Bibl. nat., lat. 17642) ; et d’un ms. copié en 1488 pour Michel Requillatre, religieux de Loos (Lille, BM 160)
  3. 3.  D’après les statuts de l’ordre cistercien de 1119. Cf. [Lefèvre, 1954], p. 258.
  4. 4.  Budapest, Szechenyi National Libray, 16.
  5. 5.  [Vernet 1979, p. 33]
  6. 6.  MGT, ms. 2263. Cf. [Vernet, 1979], p. 34.
  7. 7.  Cf. [Vernet, 1979], p. 28, 59, 341-343
  8. 8.  Cf. [Arnoult, …].
  9. 9.  Les documents d’archive qui ne sont plus utilisés sont également réemployés de la même manière.
  10. 10.  Bar-sur-Aube, ms 1.
  11. 11.  Pierre de Virey est aussi appelé Pierre Guillaume. Mais l’existence d’un Orbigny à proximité de Langres est sans doute plus significative. Le manuscrit considéré porte en outre une mention de prix du XVIIe siècle : « Ordinaire de Cisteaux, mss. f°, 6 écus », ainsi qu’une mention de la main de Louis, abbé de Targny, actif à la Bibliothèque Royale entre 1712 et 1737 : « Inter recens emptos 75 ». Cf. BIBLIOTHEQUE NATIONALE, Catalogue général des manuscrits latin, 1939-1991, n. 983A. Consulté en ligne le 01/12/2014 à l’adresse suivante : http://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ead.pdf?id=FRBNFEAD000062550&c=FRBNFEAD000062550_e0000023.