Organisation de la bibliothèque : bâtiments, catalogues, ex-libris et autres aspects de la gestion de la collection
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Dans les premiers temps de l’abbaye, la gestion de la bibliothèque, réduite à un très petit nombre de volumes, est simple. Les manuscrits sont conservés dans le cloître, dans une niche munie de tablettes appelée armaire (armarium). La circulation et la copie des manuscrits sont de la responsabilité du chantre.

L’augmentation du nombre de livres a conduit à créer un deuxième armaire et une petite salle dédiée à la conservation de la bibliothèque. Attestés à la fin du XVe siècle, ces aménagements pourraient remonter à la reconstruction de l’abbaye en 1135. Au XVe siècle, certains textes d’usage courant ou recommandé sont également disposés enchaînés sur des pupitres dans le cloître, près de la salle capitulaire. Ils constituent un espace de rangement et de lecture, contrairement à la petite bibliothèque et à l’armaire destinés au seul stockage.

Il n’existe aucun témoignage relatif à un scriptorium, entendu comme un espace dédié à la copie en commun des manuscrits. En revanche, au moins deux moines semblent avoir disposé d’un écritoire : Nicolas de Montiéramey, secrétaire de saint Bernard entre 1145/1146 et 1152, et le prince Henri, fils de Louis VI le Gros, entré à Clairvaux vers 1145 et élu évêque de Beauvais en 1149. Le scriptoriolum de Nicolas de Clairvaux lui sert également de petite bibliothèque. D’autres copistes de Clairvaux ont peut-être disposé de semblables aménagements.

Entre 1286 et 1291, l’abbé Jean II fait construire le petit cloître ou cloître des copistes. Quatorze « écritoires » sont attestés dans ce cloître dès le début du XVIe siècle. Ils remontent peut-être à la construction de cet ensemble qui comporte aussi un véritable studium monastique avec école de théologie et salle de soutenance des thèses.

L’accroissement des collections entraîne dès le XIIe siècle un début de gestion écrite de la bibliothèque. Un fragment de catalogue établi dans la seconde moitié du XIIe siècle, utilisé comme garde d’un manuscrit du XIIIe siècle, constitue le principal témoin de cette gestion. Il recense sommairement une centaine d’items, selon un ordre thématique, en réservant des espaces pour les enrichissements ; ceux-ci sont reportés, de même que les disparitions et deux prêts à l’abbaye de Mores.

Par ailleurs plusieurs manuscrits présentent un ex-libris de Clairvaux du XIIe siècle, peut-être contemporain du catalogue1. ;

Aucun catalogue ne subsiste entre le XIIe et le XVe siècle. Toutefois, un grand nombre de manuscrits ont reçu un ex-libris au cours du XIVe siècle, parfois accompagné d’un titre. Une telle pratique serait cohérente avec la rédaction d’un catalogue disparu par la suite.

Le XVe siècle ouvre pour la bibliothèque une longue période de classements et de catalogues successifs. Passée la fin de la Guerre de Cent ans, l’ordre cistercien fait preuve d’un intérêt renouvelé pour la gestion des abbayes et notamment des bibliothèques. Le chapitre de 1459 préconise de les inventorier. A Clairvaux, ces consignes pourraient avoir été anticipées. Un premier travail de cotation fut réalisé à une date indéterminée après 1410. Il n’a porté que sur une partie des ouvrages. Un travail plus poussé de cotation et d’inventaire fut mené peu avant 1472.

Pierre de Virey, l’abbé élu en 1471, réorienta les travaux qui aboutirent à une nouvelle cotation et à l’établissement du monument de bibliothéconomie médiévale qu’est l’inventaire, ou catalogue, de la bibliothèque de Clairvaux en 1472. Chaque volume fait l’objet d’une description physique et intellectuelle. Sont également relevés la cote du volume, les incipits et explicits repères et son emplacement. La totalité des livres sont recensés, à l’exception de ceux en langue française. ,

Le catalogue de 1472 révèle une bibliothèque d’une importance exceptionnelle qui s’accroit alors rapidement, tant en manuscrits qu’en incunables, et menace d’excéder les capacités des espaces où elle est conservée. Aussi Pierre de Virey entreprend-il en 1495 la construction d’une bibliothèque de grande taille. Ses efforts n’aboutissent qu’en 1503, alors qu’il n’est plus abbé. La nouvelle bibliothèque est un bâtiment sans commune mesure avec l’ancienne. Établie dans le cloître des copistes, au-dessus des écritoires, elle constitue un grand vaisseau de près de 50 mètres de long, à double travée, éclairé par de hautes baies vitrées. Les livres sont rangés à plat, enchaînés à des pupitres disposés de part et d’autre de l’allée centrale. Cette disposition reprend celle des bibliothèques universitaires françaises et italiennes ; au sein de l’ordre cistercien en revanche, elle fut novatrice et servit de modèle, notamment, à la bibliothèque de Cîteaux achevée en 1509 et à celle de Vauluisant, construite en 1525-1526. ,

Un catalogue de la grande bibliothèque est établi vers 1520. Il ne recense que 650 volumes, bien moins que le catalogue de 1472. En effet, une partie des volumes reste dispersée entre l’ancienne bibliothèque, la sacristie et les autres emplacements relevés dans ce catalogue. Une autre partie est désormais rangée dans la petite bibliothèque du dortoir. Celle-ci est attestée peu avant 1520 par un catalogue composé vers cette date et des cotes plus anciennes, mais qui toutes remontent au XVIe siècle2. Elle consiste en 900 volumes répartis entre 4 meubles occupant une partie des archives de l’abbaye, séparées du dortoir par une simple porte. Ce sont des volumes de format moyen ou petit et de médiocre valeur, destinés à être empruntés pour une lecture au sein de l’abbaye avec sans doute moins de formalités que les autres livres.

Passé 1520 il devient rapidement difficile de suivre l’évolution de la gestion de la bibliothèque. On observe3 toutefois une évidente différence de traitement entre les manuscrits et les imprimés. L’essentiel de ces derniers semble n’avoir reçu ni ex-libris, ni cote. Leurs modalités de conservation et de rangement à Clairvaux sont obscures et il est très difficile d’identifier ceux qui subsistent.

Il en va autrement des manuscrits. Les descriptions successives faites par des voyageurs de passage à Clairvaux nous révèlent que la grande bibliothèque a gardé jusqu’au milieu du XVIIIe siècle son apparence, sinon son organisation, de 1520. Au cours du XVIIe siècle, de nouvelles étiquettes sont rédigées. A la demande de Dom Luc d’Achery, bibliothécaire de Saint-Germain-des-Prés, un bibliothécaire compose un nouveau catalogue des manuscrits qui ne porte que sur 550 articles. Au XVIIIe siècle, à son tour, Dom Jean Delannes rédige un catalogue, malheureusement perdu, qu’il envoie à Dom Bernard de Montfaucon pour la publication de la Bibliotheca bibliothecarum. Le même Dom Delannes annote de nombreux manuscrits avec l’identification de leurs auteurs et leurs dates d’activité. Enfin, Dom Guyton, bibliothécaire et archiviste de l’abbaye qui cherche à rassembler les éléments épars de la bibliothèque de Clairvaux, s’appuie sur un catalogue ou un registre de prêt qui n’a lui non plus pas été retrouvé. ,

Les grands travaux qui ont transformé au XVIIIe siècle le Clairvaux médiéval en un monastère des Lumières ont aussi touché les bibliothèques. Le grand cloître est démoli vers 1760 et le petit cloître l’est sans doute en même temps. Une nouvelle bibliothèque est construite dans le grand cloître, probablement à l’étage. Selon les archives financières de l’abbaye, il s’agirait d’un espace de 42 mètres de long sur 13 mètres de large. Il est équipé de rayonnages le long des murs et de tables, conformément à un usage qui s’est imposé dès le XVIIe siècle. Les livres doivent donc être rangés à la verticale, ce qui n’était pas le cas jusqu’alors, en tout cas pour les manuscrits et une partie des imprimés, et ce qui détermine un immense travail d’adaptation des reliures. Une partie des manuscrits et imprimés subsistants ont été munis d’une demi-reliure en carton et basane. Les autres ont simplement été dépouillés de leurs chaînes, fermoirs, boulons et autres ferrures. L’opération semble avoir été menée selon des principes d’économie, il est donc probable que seules les reliures trop abîmées pour supporter la transformation ont été remplacées4. Il en résulte que nombre de reliures médiévales ont été conservées. , ,

Le transfert des ouvrages dans la nouvelle bibliothèque a manifestement été perturbé par l’acquisition de la bibliothèque des Bouhier en 1782. Celle-ci dépassait en effet de beaucoup la capacité du nouveau bâtiment. En 1790, les commissaires révolutionnaires trouvent celui-ci entièrement occupé par la majeure partie de la collection Bouhier. Le surplus de cette collection, ainsi que l’ancienne collection de Clairvaux y compris les manuscrits, sont conservés dans le bâtiment des fours et des moulins, dans un espace apparemment équipé de rayonnages, mais nettement surchargé.

Entre 1790 et 1795, les commissaires révolutionnaires se sont attachés à distinguer la collection des Bouhier de la collection abbatiale et à inventorier l’ensemble des ouvrages, imprimés et manuscrits. De ce travail, seul subsiste la moitié du catalogue des imprimés.

Dans un premier temps, manuscrits et imprimés ont rejoint Troyes. Une dispute s’étant élevée entre Troyes et Bar-sur-Aube pour savoir quelle ville aurait la garde de ce dépôt, le projet naquit à Troyes d’un espace conçu spécifiquement pour accueillir la « bibliothèque nationale de Clairvaux », selon l’expression de l’époque. Les deux étages du dortoir de l’ancienne abbaye Saint-Loup de Troyes, près de la cathédrale, furent réunis en un vaisseau de 53 x 10 mètres et d’une hauteur de plus de 7 mètres. La « Grande Salle » ainsi ménagée fut entièrement couverte de rayonnages, dont certains pourraient avoir été transportés depuis Clairvaux en même temps que les collections5.

Furent installés dans la Grande Salle non seulement les ouvrages provenant de Clairvaux, mais encore l’ensemble des collections confisquées à Troyes et dans une partie de l’Aube au cours de la Révolution. Ces collections toutes mêlées furent classées par thématique et par format. Les manuscrits restèrent à part, mais furent également mêlés entre eux et classés par format. A partir des années 1930, ils furent conservés dans un local séparé de la Grande Salle, de même que les incunables. ,

La bibliothèque municipale resta en fonction, moyennant divers aménagements et agrandissements, jusqu’à la fin du XXe siècle. L’inadéquation du bâtiment aux exigences nouvelles de la lecture publique amena la création d’une médiathèque moderne qui ouvrit ses portes en 2002. Cependant, la Grande Salle fut préservée en raison de son caractère exceptionnel. Les collections qui s’y trouvaient, ainsi que les rayonnages, furent transférés dans un espace de la nouvelle médiathèque de dimensions analogues6, se donnant à voir au public par de vastes baies vitrées. Incunables et manuscrits furent quant à eux transférés dans une chambre forte protégeant les collections les plus précieuses de la médiathèque.
Les documents en mauvais état firent l’objet de travaux de reliure dont on peut observer la succession chronologique dans les collections de la médiathèque. Aux demi-reliures à décor classique et pièce de titre rouge de la première moitié du XIXe siècle succèdent des reliures en toile avec dos en parchemin souple. Les anciens plats présentant un intérêt esthétique ou documentaire ont parfois été conservés collés sur les nouveaux plats des reliures de ce type. Les reliures contemporaines se caractérisent par leur sobriété et leurs qualités de conservation. , ,

Les manuscrits distraits au profit de Montpellier furent les premiers catalogués dans le premier volume du Catalogue Général des Manuscrits des bibliothèques publiques, en 1849. Celui-ci fut suivi en 1855 d’un deuxième volume consacré aux manuscrits troyens. L’essentiel des manuscrits provenant de Clairvaux y sont identifiés. Depuis 1979, à l’instigation d’André Vernet, de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, une vaste opération de catalogage des manuscrits de Clairvaux est en cours, qui doit s’achever en 2015. Cette opération présente la particularité de s’appuyer sur la structuration du catalogue de 1472.

Références

  1. 1.  Dom Wilmart avait noté une forte similitude d’écriture entre le fragment de catalogue et les ex-libris.
  2. 2.  André Vernet se fonde sur la date probable de construction de cet archivium pour supposer que la petite bibliothèque du dortoir existait dès le XIVe siècle. Aucune preuve matérielle ne vient étayer une origine aussi ancienne.
  3. 3.  Dom Martène, visitant la bibliothèque, n’y a vu qu’un faible nombre d’imprimés [Vernet 1979], p. 711.
  4. 4.  Toute cette opération a dû constituer une formidable occasion de vol dans les collections de l’abbaye.
  5. 5.  Les archives documentant ce transport se contredisent.
  6. 6.  La nouvelle « Grande Salle » n’est plus un rectangle mais un trapèze de 50 mètre de long, d’une largeur variant de 10 à 20 mètres.